Interview exclusive de Garo Paylan pour Nouvelles d’Arménie Magazine – num Sep 2019

IMG_85551) Vous venez à Paris pour la présentation du film “Red” qui sera projeté à Alfortville le 20 septembre. Pourquoi ce soutien à ce film qui traite de la naissance du socialisme en Turquie ? 

Avant d’évoquer le documentaire RED réalisé par Kadir Akın, je dois évoquer son livre “Paramaz : le révolutionnaire arménien ”. Je connais très bien l’histoire de la préparation de ce livre. Quand Kadir a décidé d’écrire ce livre et a commencé à travailler, j’en avais des frissons car j’ai passé tant d’années et tant d’efforts à expliquer ces sujets qui étaient ignorés. J’ai passé toute ma vie à dire que la lutte pour l’égalité, la justice, la liberté et le socialisme n’avait pas commencé dans les années 1920, que dans l’empire ottoman déjà on se battait pour ces idées, que les Arméniens avaient apporté de sérieuses contributions à cette lutte, qu’ils avaient des rêves et qu’ils étaient des acteurs importants. Par conséquent, Kadir Akın a révélé cette histoire oubliée et ignorée avec son livre et son travail documentaire, cela m’a énormément aidé et soutenu dans ma propre démarche. Il était beaucoup plus important qu’un Turc explique ces sujets. Ainsi, son livre et son documentaire eurent rapidement plus d’échos dans la société. A cet égard, j’ai toujours soutenu et participé aux projections du film de Kadir lorsque j’en ai eu l’occasion.

2) Que reste-t-il de l’idéologie socialiste aujourd’hui en Turquie ? 

Aujourd’hui, il y a des mouvements socialistes en Turquie qui sont sensibles aux questions d’identité et de croyance et ils peuvent se rapporter à la lutte des classes, tout en traitant des domaines de la liberté. Comme la question kurde, les génocides ou les problèmes auxquels font face les Alevis. Et puis, il y a ceux qui ont échoué. Je définis ceux qui entrent dans le premier groupe comme des Internationalistes. Comme par exemple, des mouvements tels que le SYKP (parti de la Refondation Socialiste) qui ont compris que l’avenir et la démocratisation de la Turquie passent par la confrontation avec son passé, le traitement de la question kurde et celui du génocide des Arméniens. Ils ont axé leur lutte sur ces deux problématiques qui sont des conditions sine qua non de la démocratisation de la Turquie. Mais je dois dire que la maladie qui existe dans le vieux mouvement socialiste, à savoir la maladie qui ne rompt pas avec le kémalisme, continue. Nombreux sont ceux qui considèrent que le socialisme est l’axe anti-islam. Je pense que ce paradigme est dépassé.

3) Les pertes des villes d’Ankara et d’Istanbul aux dernières municipales turques annoncent-elles le début de la fin pour le régime Erdogan ? 

Le pouvoir politique a perdu de grandes villes comme Ankara, Izmir, Adana, Antalya et surtout Istanbul lors des élections municipales, je considère cela comme le début de la fin, oui. Nous, le HDP (Parti Démocratique du Peuple), avons élaboré une stratégie visant à faire perdre dans l’ouest, la coalition fasciste AKP-MHP et à l’est, dans les provinces kurdes, une stratégie afin de récupérer les municipalités que le pouvoir nous avait pris anti démocratiquement. La coalition AKP-MHP a perdu lors de ces élections. De plus, ils ont subi une grande défaite aux élections d’Istanbul du 23 juin, faisant suite à celles du 31 mars, qu’ils ont illégalement annulées, pour, selon eux, leur permettre de remporter les nouvelles. Le pouvoir n’a en réalité pas accepté de perdre le système qu’il avait mis en place d’une certaine politique sociale et de subvention d’institutions et d’organisations lui étant fidèles. C’est pourquoi ils ont insisté pour Istanbul. Maintenant, ils ont perdu et leur pouvoir est affaibli de manière générale. La stratégie du HDP a payé et a joué un rôle clé dans l’affaiblissement du pouvoir en place. Cette perte est une situation très grave pour le pouvoir dont le déclin a commencé ; on ne sait pas exactement combien de temps cela va durer et jusqu’où cela va aller. Certains prétendent que ce pouvoir politique va bientôt tomber, mais je ne le pense pas. Je ne m’attends donc pas à un effondrement de sitôt. Mais en conséquence, nous pouvons dire que c’est le début de la fin.

4) Comment expliquez-vous la faiblesse du score de l’HDP à ces élections et en particulier son recul par rapport aux dernières législatives ? 

Les votes des partisans du HDP, qui pourraient sembler en baisse aux élections locales, étaient des votes délibérés pour l’autre alliance contre la coalition fasciste AKP-MHP, à savoir l’alliance du parti CHP-IYI. Il était évident que les votes du HDP iraient à İmamoğlu, le vainqueur des élections à Istanbul. Cette alliance peut en fait être considérée comme laïc-nationaliste. J’ai dû voter pour le candidat CHP pour la première fois. Mon grand-père a dû se retourner dans sa tombe, mais nous avons voté pour arrêter la ruée fasciste de la coalition AKP-MHP. Les électeurs kurdes et HDP sont extrêmement conscients. Ils savent où voter et pour quoi. En ce sens, des millions de voix ont été attribuées à l’alliance CHP-IYI, et, par conséquent, le nombre total de voix du HDP semble diminuer. Dans les récents sondages, je peux affirmer que les votes HDP n’ont pas diminué, au contraire je peux dire qu’ils ont augmenté. Je pense que les deux alliances sont historiquement mauvaises. Ce ne sont pas des alliances qui peuvent créer le climat de paix attendu et permettre de prendre des mesures de démocratisation. Face à cela, nous essayons d’élargir le HDP et de mettre en œuvre ses politiques.

5) Quelle place pour les minorités dans ce duel pour le pouvoir entre deux grands partis qui partagent le même nationalisme ? 

Comme je l’ai dit, les deux alliances ne peuvent pas créer un climat de paix et démocratiser la Turquie. Le partenariat fasciste AKP-MHP est totalitaire, nationaliste conservateur, et actuellement au pouvoir. Il peut être considéré comme une continuation de la tradition d’Abdulhamid. On peut même y voir une continuation du duo Enver-Talaat. En ce qui concerne l’alliance CHP-IYI, même si elle se compose de laïcs et de sociaux-démocrates, on peut la considérer comme une continuation de l’Itihadisme. Je dirais même neo-Itihadisme. Malheureusement, nous avons dû soutenir cette alliance. J’en ai expliqué la raison. Nous devions mettre fin à l’hégémonie totalitaire du pouvoir actuel. Bien que je ne voie pas de différence de fonds entre les deux alliances, le pouvoir politique actuel est immoral. Il détient nos maires, députés et amis en prison, de façon arbitraire. Notre parti est soumis à une oppression et à une persécution sans précédent. Quant à l’alliance dirigée par le CHP, qui est considérée comme une alternative au pouvoir, nous n’avons rien entendu de concret pour notre peuple au nom de la paix, de la démocratisation, du pluralisme et elle peut facilement montrer des réflexes nationalistes. Comme il y a un siècle, la tradition unioniste pouvait être considérée comme une option, car elle était laïque face à la tradition d’Abdulhamid.

Le HDP doit devenir plus fort et prendre sa place sur la scène politique. À mesure que le HDP deviendra plus fort, cela aura une incidence sur ces alliances vers le bien et la paix. Cela ouvrira la voie à la démocratisation et au pluralisme. Sinon ces deux alliances n’ont rien à offrir à notre peuple.

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